ACCUEILLIR SA FRAGILITE
Le thème de la fragilité traverse toutes les lectures de ce dimanche.
« Que reste-t-il à l’homme de toute la peine et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue sous le soleil ? » demande Qohèleth.
« Que reste-t-il ? N’est-ce pas la question que, chacun, nous nous posons au soir de notre vie ? Quelle empreinte vais-je laisser ? Ma vie a-t-elle un sens ?
Le psaume poursuit le questionnement :
« Tu fais retourner l’homme à la poussière ;
tu as dit : « Retournez, fils d’Adam ! »
À tes yeux, mille ans sont comme hier,
c’est un jour qui s’en va, une heure dans la nuit.
Tu les as balayés : ce n’est qu’un songe ;
dès le matin, c’est une herbe changeante :
elle fleurit le matin, elle change ;
le soir, elle est fanée, desséchée. »
Jésus revient sur ce thème alors qu’un homme vient lui demander d’arbitrer un conflit familial à propos d’un héritage. Nous savons bien, hélas, combien la perspective d’un héritage peut susciter convoitise et jalousie. Des frères et des sœurs se brouillent et cessent de se parler à jamais.
Jésus refuse d’arbitrer nos querelles d’argent mais il se sert de la question de cet homme pour élargir la réflexion à partir d’une parabole. Face à une récolte exceptionnelle, un propriétaire se demande : « Que vais-je faire de ma récolte ? » Que vais-je faire de cette richesse que je n’avais pas anticipée ? Pas un instant, cet homme envisage un éventuel partage de cette manne soudaine. Cette récolte, c’est la sienne, la garantie d’un avenir sans soucis, un avenir où sera bannie pour toujours la peur de manquer.
Notre agitation, nos angoisses, ne sont-elles pas souvent guidées par la peur ? Peur de manquer, peur du temps qui passe, peur de la vieillesse et de la mort ?
« Que vais-je donc faire ? Qu’allons-nous faire ? » C’est bien la question que se posent nos élus qui discutent en ce moment du prochain budget ? Qu’allons-nous faire de la richesse collective ? A qui appartient-elle ? Comment la partager ?
Je vous partage ces chiffres édifiants parus dans la magasine Challenge : Le patrimoine cumulé par les 500 plus gros propriétaires d’entreprises et leur famille entre 2003 et 2023 a été multiplié par 9,4 (+ 844 %). A elles seules, ces 500 familles possèdent 45% de la richesse nationale.
Qu’allons-nous faire ? Ecoutons la fin de la parabole : « Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu. »
Je voudrais vous partager une expérience toute récente qui m’a fait expérimenter notre fragilité. Je suis allé porter mes affaires aux Grottes de Saint Antoine, à Brive-la-Gaillarde, en début de semaine. Pour ceux qui ne connaissent pas encore, c’est un lieu de pèlerinage depuis que saint Antoine y a vécu en 1226. Un parc boisé de 5 hectares aux portes de la ville avec une maison d’accueil. En me promenant dans la forêt, c’est un spectacle de désolation qui se présentait : des centaines d’arbres morts suite à la sécheresse ou bien abattus par la récente tempête. Des grêlons sont venus transpercer les vitraux de l’église. Tout était incroyablement sec.
Face à ce spectacle, j’ai eu un instant de découragement. Comment la poignée de frères et de laïcs engagés sur ce lieu pourraient-ils faire face à tant de défis ? Comment, si fragiles, répondre aux multiples sollicitations qui nous sont faites chaque jour ?
M’est venue alors l’image de Jésus naissant dans la pauvreté d’une grotte, infiniment fragile. Dieu n’a pas eu peur d’épouser nos fragilités. Jésus naît au cœur d’un monde traversé par la souffrance, la guerre, la précarité. Jésus n’a pas fui le monde, il n’a pas fui la fragilité. Il est venu l’habiter pleinement, l’emplir de sa présence.
Et il nous invite à sa suite à accueillir notre propre fragilité comme le lieu où lui, Jésus, a choisi de nous rejoindre. Lui seul est la mesure de notre propre vie, lui seul peut lui donner du sens.
A l’heure de notre mort, on ne nous demandera pas quelle fortune nous avons amassée, quelle œuvre nous avons réalisée. La seule chose que nous laisserons derrière nous, c’est notre capacité à rendre les autres heureux, à soulager leur détresse, à leur redonner le sourire. Si nous avons rendu un seul être un peu plus heureux, alors nous n’aurons pas vécu en vain.
Frère Nicolas Morin
