J’AI VU LA MISERE DE MON PEUPLE
Vers 1250 av. J.C., l’Egypte est sous la coupe de Pharaon, un homme sanguinaire qui ordonne de tuer tous les garçons à la naissance afin de stopper la croissance démographique des Hébreux.
Il faudra la mort de Pharaon pour que le peuple prenne conscience de son esclavage et fasse monter vers Dieu son CRI de détresse.
Cet évènement est le lieu de la manifestation de Dieu. Non pas un dieu caution du pouvoir de Pharaon, mais un Dieu déchiré par la souffrance de son peuple et qui vient le rejoindre au cœur même de sa souffrance :
« J’ai vu, oui j’ai vu la misère de mon peuple,
J’ai entendu son cri,
Et je suis descendu pour le délivrer. »
Mais Dieu ne peut rien sans nous. Nous devons lui prêter nos yeux, notre voix, nos mains pour réaliser son projet de libération. Dieu choisit Moïse, cet homme fragile, pour être son envoyé.
Gendre de Jéthro, Moïse était devenu berger et menait le troupeau de son beau-père à travers le désert. C’est un homme blessé que Dieu va rencontrer : blessure d’avoir été abandonné à la naissance, blessure d’avoir été rejeté tant par Pharaon que par ses frères Hébreux. N’est-ce pas sa blessure-même qui ouvre Moïse à la voix de Dieu en lui ? Dieu nous rejoint toujours sur le lieu de nos blessures.
« Le messager de Yhwh lui apparut dans une flamme de feu au milieu du buisson. »
Toutes les images sont toujours en deçà de l’expérience spirituelle que nous faisons. Comment exprimer l’indicible de la rencontre avec son Seigneur ?
Un vieux moine à qui je demandai qui était Dieu pour lui répondit simplement, en mettant la main sur le cœur : « Ça brûle là ! »
J’aime imaginer que le buisson est l’image de notre vie : nous sommes ce buisson au sein duquel l’Esprit Saint brûle. Sommes-nous brûlés par la présence de Dieu en nous, « embrasés par le feu de l’Esprit Saint » ?
« Moïse dit : « Je vais me détourner et je verrai cette grande vision : pourquoi le buisson ne se consume-t-il pas ? »
Si Moïse n’avait pas fait le détour, il n’y aurait pas eu de rencontre. Dieu ne s’impose jamais à nous. S’il a l’initiative de la rencontre, celle-ci ne peut se faire sans nous.
Bien souvent nous sommes emprisonnés par nos habitudes. Nous préférons la sécurité d’une route bien tracée, sans surprise, à la poésie des chemins de montagne pas toujours bien balisés. Occupés que nous sommes par ce que nous avons à faire, nous passons à côté de bien des rencontres vraies.
Moïse accepte de se laisser « dérouter », de se laisser surprendre par le Seigneur.
Sans doute est-ce l’objet même du Carême : nous laisser dérouter, quitter les chemins connus, tout tracés, pour laisser enfin le Seigneur nous mener sur de justes chemins, ses chemins.
« Yhwh vit qu’il s’était détourné pour voir. Dieu l’appela du milieu du buisson : « Moïse ! Moïse ! » Il dit : « Me voici ! »
Dieu appelle Moïse par son nom. Dieu appelle chacun personnellement. Appeler quelqu’un par son nom, c’est le reconnaître pour ce qu’il est, une personne unique, la faire exister et lui proposer d’entrer en relation de réciprocité. Rencontrer Dieu, c’est entrer dans un « Je – Tu », une relation. Dieu n’est pas un grand tout indifférencié quelque part au-dessus de l’homme. Dieu est relation. « Je serai ton Dieu et toi, tu seras mon peuple. »
Je prends le temps d’écouter Dieu m’appeler par mon nom, me proposer d’entrer en alliance avec lui.
« Il dit : « Me voici ! »
Dans la prière, je demande à Dieu la grâce de me libérer de tout ce qui m’empêche d’entendre son appel et de me rendre disponible.
Va, je t’envoie »
En Ex 2, 23, Dieu voit la misère de son peuple, entend son cri, se souvient de son Alliance. Ici, le texte va plus loin : Dieu agit, il se rend présent au milieu de son peuple. Dieu veut le délivrer. Et pour cela il descend pour faire monter son peuple vers la Terre promise.
Tout est en germe ici de l’Incarnation. Jésus viendra accomplir le projet de Dieu. En Jésus, Dieu est descendu du ciel pour que l’homme, délivré du péché, ait accès auprès du Père. Dieu s’humanise pour que l’homme soit divinisé.
Dieu « se mouille », Dieu agit ; mais pas sans nous. Dieu se rend toujours présent à l’homme par des médiations. Il appelle Moïse : « Va, je t’envoie… »
Dieu veut faire de chacun de nous un collaborateur de son œuvre de Salut pour le monde. Cela veut dire pour nous, apprendre à le connaître chaque jour davantage, afin de regarder, écouter, agir, aimer comme lui. Lui prêter nos yeux, nos oreilles, nos mains, nos cœurs…
Dieu connaît bien Moïse. Il sait surtout que Moïse se sait fragile et que cette fragilité-même est sa force parce qu’elle l’invite à compter sur Dieu. Moïse n’est plus le jeune homme fougueux et sûr de lui tout juste sorti des jupes de la fille de Pharaon ! Moïse a connu l’échec ; il sait qu’il ne sera pas le libérateur d’Israël…
« Quel est ton nom ? »
Chez les sémites, connaître le nom, c’est entrer en relation avec la personne. Pouvoir nommer un dieu, c’est devenir capable de l’invoquer efficacement. Mais on est sur la pente qui conduit à la magie : nommer le dieu, c’est prétendre le posséder, être capable de le manipuler. Le Dieu d’Israël dénoue cette prétention.
Dieu se reprend à trois fois pour répondre :
« Je suis celui qui suis. »
« Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est JE-SUIS. »
« Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est Yhwh. »
Comment comprendre ces définitions ?
« Je suis celui qui suis. » C’est presque un refus de répondre. Dieu se nomme sans se nommer : c’est une plongée dans le mystère. Le vrai Dieu ne peut se mettre à la merci des hommes, on ne peut mettre la main sur lui. Il est inaccessible, au-delà de nos raisonnements.
En traduisant « Je suis celui qui est », la version grecque de la Bible, la Septante, insiste sur le verbe être dans toute sa plénitude. Le Dieu d’Israël n’est pas comme les autres qui n’existent pas : il est unique ; les idoles, elles, ne sont que néant.
La troisième interprétation, « Je suis qui je serai », se situe entre les deux premières. En orientant vers l’avenir, elle garde le mystère. Elle semble dire : « Faites confiance, vous verrez à l’usage ! ». Mais elle insiste aussi sur le verbe être dans un sens plus actif qu’en français ; comme au v.12, cela signifie être présent, être avec. Cette formule équivaut à une promesse d’alliance et de fidélité.
Dieu est ainsi le tout proche, celui qui entre en relation avec l’homme, et en même temps celui que l’on ne peut nommer ni voir. Plus tard, Dieu accompagnera son peuple à travers la nuée : proximité et distance.
Il nous faut donc consentir à cette distance dans notre recherche de Dieu ; c’est elle qui creuse en nous le désir : « Comme un cerf altéré cherche l’eau vivre, ainsi mon âme te cherche, toi mon Dieu. »
Frère Nicolas Morin
