SAMEDI SAINT (30/03/2024) – Méditation

Entrons dans cette journée avec la Vierge Marie. Contemplons-là qui reçoit le corps de son fils descendu de la croix. Marie a le cœur transpercé par la douleur. Une partie d’elle-même lui est arraché, ce qui lui est le plus précieux.

Sur cette fresque de la chapelle des sœurs clarisses de Poligny, se dégage pourtant de l’attitude de Marie une très grande paix. Elle ne s’agrippe pas à son fils, elle ne cherche pas à le retenir. Elle épouse le geste d’abandon de Jésus. Elle le laisse partir. On dirait presque qu’elle nous le donne.

C’est à cette heure-là que Marie comprend la portée du « oui » prononcé le jour de l’Annonciation. « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole. »

Contemplant Marie, m’est revenu à l’esprit le suicide de mon frère. Apprenant la nouvelle, je n’arrivais pas à y croire. Comment cela peut-il se faire ? Et puis, vint la colère, contre mon frère, contre ceux qui l’avaient acculé à ce geste désespéré, contre moi-même qui n’avait pas sur trouver les mots et les gestes pour l’aider. Vint enfin le temps du consentement : accepter que mon frère parte en gardant sa part de mystère. Faire cesser les mots pour demeurer dans le silence.

Marie est là, silencieuse. Peut-être est-elle traversée de nouveau par la question : « Comment cela va-t-il se faire ? Comment Dieu va-t-il ouvrir un passage au cœur de l’obscurité la plus profonde ? » Marie est suspendue entre souffrance et espérance.

Vient le temps d’ensevelir Jésus. La lourde pierre se referme sur le tombeau. L’adieu est consommé. Un abîme sépare Marie de l’être aimé. Une part d’elle-même se trouve ensevelie. Je pense ici à la question douloureuse de ma mère au lendemain de l’inhumation de mon père : « Comment pourrai-je arriver à vivre sans ton père ? »

Je vous propose ce matin de contempler longuement cette lourde pierre qui semble fermer la porte à toute espérance. Que représente-telle dans notre vie ? Et dans la vie du monde ?

Nous pensons tous, bien sûr, au martyre des habitants de Gaza, d’Ukraine, d’Haïti, de l’Est de la RDC et de tant d’autres pays. Les populations civiles se retrouvent impuissantes, la proie innocente de l’appétit de quelques-uns. 

Mais cette pierre est peut-être à l’intérieur de nous-mêmes ? Qu’est-ce qui est pesant dans notre vie ? N’avons-nous pas connu de ces moments où nous nous sentons comme emprisonnés, nous cognant aux murs sans trouver d’issue ?

Regardez ce détail de la fresque de Poligny : deux personnages habitent le tombeau, Adam et Eve, qui représentent toute l’humanité, toi, moi, chacun et chacune d’entre nous. Et que font-ils ? Ils crient. Ils crient leur détresse et leur désir d’être enfin libérés. Et leur cri se fait prière en montant vers Dieu.

En contemplant ce tombeau fermé, j’ai réalisé que les disciples eux-aussi se sont enfermés, barricadés. La chambre haute où ils se sont réfugiés est leur tombeau. Ils sont enfermés dans leurs peurs, mais aussi dans leur culpabilité. Ils n’ont pas eu la force et le courage de suivre Jésus dans sa Passion. Ils ont fui pour sauver leur peau. Comme pour Marie, une part d’eux-mêmes est morte, la plus précieuse. Leur vie n’a plus de sens, plus de saveur, plus d’espérance. « Nous espérions, mais c’est fini. » Je peux me demander quelles sont ces peurs qui m’enferment sur moi-même.

Les disciples sont enfermés, et pourtant une partie d’eux-mêmes continue à espérer. Comment tant d’amour partager pourrait-il disparaitre ?

Alors, dans le silence de ce Samedi saint, les disciples commencent à faire mémoire, à relire, des gestes, des paroles, tout ce qu’ils ont vécu avec Jésus. Ils se sont sentis tellement plus vivants avec cet homme, tellement libres, tellement eux-mêmes.

Peu à peu, ces hommes rudes et peu bavards, ouvrent leur cœur et se mettent à se partager les uns aux autres en quoi la rencontre avec Jésus les a transformés, les a engendrés à la vie.

Et c’est comme si, l’espace d’un instant, l’être aimé était là, au milieu d’eux.

Le silence alors se fait plus léger, et l’absence pleine d’espérance. Dieu tient toujours ses promesses. Il ne peut se renier lui-même. Ils attendent, le cœur éveillé : « Comment cela va-t-il se faire ?

Dans le Credo, nous proclamons : « Il est descendu aux enfers ». Cette expression ne m’a longtemps pas dit grand-chose. Avant que je n’en fasse l’expérience dans ma propre vie.

« Il est descendu aux enfers. » Jésus n’a pas attendu de mourir sur la croix pour cela. Toute sa vie est l’accomplissement du projet de Dieu formalisé lors de l’Exode : « J’ai vu, oui j’ai la misère de mon peuple, j’ai entendu son cri et JE SUIS descendu pour le délivrer. » Et bien, JE SUIS, c’est le Christ descendu pour nous délivrer.

Pour s’incarner, Jésus ne choisit pas une région paisible et sans histoire. Il naît au cœur d’une zone de fracture, une région qui semble catalyser toutes les violences depuis des siècles. Et dans cette région de Palestine, il choisit le village le plus insignifiant, le plus pauvre. Il naît au milieu des laissés-pour-compte. Et c’est là, dans ces lieux de fractures dans le monde et en nous-mêmes, qu’il ne cesse de nous rejoindre.

Jésus vient habiter de sa présence l’enfer de nos vies. Il vient les traverser avec nous ; et il ouvre une issue inattendue, inespérée.

Nous portons parfois l’enfer en nous-mêmes. Cette part de nous-mêmes qui nous fait peur, qui nous fait honte, que nous cachons soigneusement : une part de notre histoire blessée, un trait de caractère, une addiction… Parfois, nous avons le sentiment diffus d’être habité par un côté obscur, sombre qui suscite angoisse et peur. Une femme me disait dernièrement que dans un rêve elle se voyait petite fille apeurée devant une immense porte solidement fermée à clé. Et derrière cette porte, une bête sauvage, un ours énorme, prêt à la dévorer dès que la porte s’ouvrirait.

C’est justement là, à ce niveau de profondeur de notre vie, que le Christ nous rejoint. Il ne force pas notre porte. Il frappe avec beaucoup d’amour et de respect. Il attend que nous soyons prêts à lui ouvrir, ou au moins entrouvrir la porte. Le Christ ne peut sauver que ce que nous lui offrons de nous-même. Il ne nous sauve pas malgré nous.

A 19 ans, j’ai fait une expérience fondatrice qui a orienté le cours de toute ma vie. Je vivais pour la première fois une retraite de 10 jours en silence. Plus possible de tricher, de me cacher à moi-même. Tout mon passé m’est sauté à la figure. Je ne voyais pas comment vivre avec le Nicolas que je découvrais et que j’avais mis tant d’énergie à masquer jusqu’alors. Cette prise de conscience m’a laissé anéanti. Comment vivre avec ce poids ?

Et c’est précisément là, au fond du gouffre, que j’ai fait l’expérience d’un amour. Le Christ est venu me rejoindre dans cette part obscure de moi-même et m’a tendu la main. Depuis, il n’a jamais lâché ma main et, avec lui, j’ai pu, peu à peu, ouvrir la porte de mon cœur.

Aujourd’hui, avec le psalmiste, je peux chanter :

« D’un grand espoir j’espérais le Seigneur :

il s’est penché vers moi pour entendre mon cri.
Il m’a tiré de l’horreur du gouffre, de la vase et de la boue ;
il m’a fait reprendre pied sur le roc, il a raffermi mes pas.
Dans ma bouche il a mis un chant nouveau, une louange à notre Dieu.
Beaucoup d’hommes verront, ils craindront, ils auront foi dans le Seigneur. » Psaume 39

Il me semble que lorsque Paul nous invite à mourir avec le Christ pour ressusciter avec lui, c’est de cette expérience-là dont il parle.

C’est l’expérience du baptême. Jésus plonge dans le Jourdain pour être baptisé. Il n’a pas peur de s’immerger totalement dans cette eau, symbole des forces obscures, du mal, de cette part d’ombre de notre humanité, afin de l’illuminer de sa présence, de la transfigurer. Au sortir de l’eau, Jésus n’est plus seul, il nous entraîne avec lui, nous faisant passer de la mort à la vie. Avec Jésus, nous pouvons entendre la voix du Père : « Tu es mon enfant bien-aimé, en toi j’ai mis tout mon amour. » Révélation bouleversante du visage du Père mais aussi de notre propre identité de fils et filles bien-aimés. Lors du baptême, le prêtre plonge par trois fois la croix dans l’eau, de même que la croix est venue plonger dans la nuit du tombeau pour nous faire passer de la mort à la vie.

Je vous invite à vivre pleinement la rudesse et la beauté de ce jour. A entrer dans le silence. Si vous en avez la possibilité, accordez-vous le droit de prendre un long temps personnel, de prière et de relecture. Comme les disciples, demandez la grâce de relire votre vie comme une histoire sainte, une histoire habitée par le Seigneur. Tous ces moments où vous vous êtes sentis plus vous-mêmes, plus vivants avec le Christ.

Ce soir, avec les jeunes, nous aurons un temps pour célébrer ces pâques dans nos vies, ces passages que le Christ nous a aidés à vivre.

Peut-être, dans le silence de cette journée, ferez-vous la douloureuse expérience de ces portes encore fermées, toutes ces peurs qui vous tenaillent, cette honte qui vous habite, ces situations qui vous enferment… Ne les gardez pas pour vous. Présentez-les au Père. Laissez le Christ vous rejoindre. Il est là qui frappe à votre porte avec une infinie délicatesse.

Et puis, n’hésitez pas à solliciter un frère, une sœur en Christ. Le poids est moins lourd lorsqu’il est porté à plusieurs, dans la prière.

Frère Nicolas Morin

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